Le travail, réinventé par les algorithmes

À Genève, la 113ᵉ Conférence internationale du Travail a posé en une matinée ce qui pourrait devenir la rupture sociale de la prochaine décennie, lorsque l’intelligence artificielle ne se contentera plus d’optimiser les process, mais redessinera la manière même dont nous comptons, et valorisons, nos heures de travail.

L’horloge bousculée

Dans la salle XX du Palais des Nations, le ministre de l’Inclusion économique, de la Petite entreprise, de l’Emploi et des Compétences, Younes Sekkouri, a livré un constat sans détour : l’IA va déplacer le curseur de la « journée type » et favoriser un basculement massif vers l’auto-emploi. Pour le ministre marocain de l’Inclusion économique, cette transition n’est pas un simple effet de mode, mais « un choix de vie » que les générations montantes assumeront pleinement. À l’appui, une projection : d’ici quinze ans, les indépendants pourraient représenter 30 % à 40 % de la force de travail mondiale, sous l’impulsion de l’IA générative qui réduit les barrières d’entrée pour lancer un service ou un micro-produit digitaux. 

Deux avenirs pour un même poste

Face à l’automatisation, Sekkouri décrit un embranchement clair, certains emplois seront « augmentés », donc sauvegardés à condition d’acquérir de nouvelles compétences ; d’autres basculeront dans une automatisation si poussée qu’un redéploiement des effectifs deviendra nécessaire. Les effets seront asymétriques. Dans les pays avancés, la priorité portera sur la montée en qualification ; dans les économies émergentes, la chance est surtout de « sauter une étape » et d’inventer des modèles plus agiles, pour peu que la législation assouplisse la gestion du temps de travail et protège les travailleurs de plateforme. 

La fenêtre démographique marocaine

Le Maroc se trouve à un point d’inflexion rare : son dividende démographique coïncide avec l’explosion des outils d’IA à bas coût. Rabat planche déjà sur une refonte du Code du travail pour encadrer télétravail, temps partiel et économie de plateforme ; le texte devrait arriver au Parlement avant la fin de l’année. Cette réforme vise à sécuriser les protections sociales tout en permettant la flexibilité réclamée par les « slasheurs », ces actifs qui cumulent plusieurs missions. 

Soutenir l’entrepreneuriat agile

Le glissement vers l’auto-emploi exige, selon Sekkouri, une politique publique musclée : formations ciblées sur les compétences numériques, micro-financement accessible en quelques clics et incubateurs sectoriels capables de transformer une idée IA en micro-entreprise rentable en quelques semaines. À défaut, le risque est double : creuser les inégalités entre insiders salariés et outsiders précarisés ; laisser les rênes de la création de valeur à des plateformes étrangères qui captent déjà l’essentiel des revenus publicitaires et des commissions.

Gouvernance mondiale, la pièce manquante

La promesse de l’IA comme accélérateur de développement bute sur une équation éthique et juridique encore non résolue. Sekkouri a plaidé pour un cadre multilatéral qui fixe des balises partagées : transparence des algorithmes, portabilité des données et responsabilité en cas de biais. Sans cette « constitution digitale », l’IA risque de reproduire, voire d’accentuer, les asymétries Nord-Sud.

Le Forum, laboratoire d’expériences

Le panel genevois « Moteur du changement : l’IA au service de l’impact social »  s’est nourri d’exemples concrets : optimisation de la formation professionnelle par apprentissage automatique, détection précoce des dérives de travail forcé grâce à l’analyse prédictive, plateformes qui associent notation des compétences et micro-certifications blockchain. L’objectif est de construire des passerelles entre gouvernements, partenaires sociaux et start-ups pour que l’IA reste un levier d’inclusion plutôt qu’un facteur d’exclusion. 

Le Forum, laboratoire d’expériences

En creux, les débats de la CIT soulignent une évidence : la question du temps de travail n’est plus seulement quantitative (travailler plus ou moins) mais qualitative (travailler autrement). Pour les États, la véritable course n’est pas celle de la réglementation punitive, mais de la capacité à créer un écosystème où chaque nouvelle heure automatisée libère, pour l’humain, une heure mieux évaluée, dédiée à la créativité, à la recherche ou au service à la personne. Dans cette équation, l’intelligence artificielle n’est pas une fin, elle devient la métrique qui redéfinit la valeur du temps.